28.

D’énormes bouches électriques accrochées aux murs blancs crachaient de la musique. Des gens dansaient au milieu de la pièce, se balançant en avant et en arrière, mais en rythme, comme si, eux aussi, adoraient ça. Les musiciens étaient nombreux. Leurs instruments étaient plutôt grossiers. Rien d’aussi magnifique que les cornemuses ou les harpes celtiques. La musique la submergeait. Elle revit le vallon, tous les frères et les sœurs dansant et chantant. Puis, quelqu’un pointa le doigt vers quelque chose. Les soldats arrivaient !

L’orchestre s’arrêta et le silence tomba sur elle. Lorsque la porte s’ouvrit, elle bondit à l’intérieur. Des gens riaient. Quelqu’un, une femme dans une robe triste et informe, l’examina de la tête aux pieds.

Il fallait qu’elle aille à La Nouvelle-Orléans. Elle avait des kilomètres à parcourir à pied et elle avait faim. Elle voulait du lait. Il y avait à manger, ici, mais pas de lait. Sinon, elle l’aurait senti. Elle avait vu des vaches dans les prés et elle savait comment leur prendre leur lait. Elle aurait dû y penser plus tôt. Depuis combien de temps écoutait-elle la musique ? Impossible de savoir. Cela lui paraissait une éternité et, pourtant, c’était seulement son premier jour de vraie vie.

Aller à La Nouvelle-Orléans. Trouver Michael pour mère. Oui, c’était ce que mère voulait de tout son cœur. S’arrêter dans le pré où les vaches paissaient en l’attendant. Boire le lait chaud au pis. Boire encore et encore.

Elle se retourna mais l’orchestre entama un autre morceau. Les trois premières notes la réchauffèrent, traversèrent son corps, remontèrent dans sa gorge. Elle ferma les yeux. C’était merveilleux. Le monde était merveilleux. Elle commença à se balancer.

Quelqu’un lui toucha l’épaule. Elle se retourna et aperçut un homme presque aussi grand qu’elle. Il avait la peau ridée et tannée et sentait la fumée. C’était un vieux vêtu d’une chemise bleu foncé et d’un pantalon taché de graisse. Il lui parla mais elle n’entendait que la musique. Elle balança la tête d’arrière en avant. C’était si bon !

Il se pencha vers elle et lui dit dans l’oreille :

— Cela fait un bon moment que tu regardes, mon cœur. Pourquoi ne viens-tu pas danser ?

Elle recula d’un pas. Elle avait du mal à garder son équilibre, à cause de la musique. Il lui prit la main. Elle sentit ses doigts secs et rêches. Toutes les petites lignes de sa main étaient remplies de graisse. Il sentait la même odeur que la grand-route et les voitures qui passaient. Et puis le tabac.

Elle se laissa entraîner dans la lumière, là où les gens dansaient. Les vibrations parcouraient son corps. Elle avait envie de devenir toute molle, de se laisser tomber par terre et de rester ainsi pour toujours à écouter la musique et à chanter en admirant le vallon.

C’était ça, ou se reprendre et se mettre à danser jusqu’à en perdre le souffle.

La deuxième solution s’imposa. Elle se retrouva en train de danser avec l’homme, qui avait glissé un bras autour de sa taille et s’était mis tout contre elle. Il dit quelque chose mais elle n’entendait pas. Ce devait être : « Tu sens bon ! »

Elle ferma les yeux et se mit à tourner en s’appuyant sur son bras et en se cramponnant à lui. L’homme riait. Dans un éclair, elle vit sa bouche qui formait des mots. La musique était étourdissante. Elle ferma à nouveau les yeux, retourna dans le vallon avec les autres qui dansaient la ronde autour du cercle de pierres. Ils formaient de si nombreux cercles concentriques que ceux du centre ne voyaient même pas ceux de l’extérieur. Des centaines de gens dansaient au son des cornemuses et des harpes.

Mais c’étaient les premiers jours, avant que les soldats ne viennent.

Une autre fois, plus tard, tout le monde s’était réuni pour danser, les grands et les petits, les pauvres et les riches, les humains et les non-humains. Ils étaient venus pour le Taltos. Beaucoup allaient mourir, mais c’était pour le Taltos. Si jamais deux d’entre eux… Elle s’arrêta et couvrit ses oreilles de ses mains. Il fallait partir. Père. Je viens. Je vais trouver Michael pour mère. Mère, je n’ai pas oublié. Je ne suis pas un bébé. Aide-moi.

L’homme la déséquilibra mais elle se rendit compte qu’il voulait juste la faire danser encore. Il la fit tourner. Elle reprit la cadence, s’insinua dans la danse, se remit à balancer son corps dans tous les sens, avec une violence redoublée.

C’était si bon ! Dans la masse confuse, elle aperçut les vrais musiciens. Efflanqués ou gras, le nez chaussé de lunettes, ils faisaient grincer leurs violons et chantaient des paroles inintelligibles ; haut et fort, par le nez, tout en jouant de ces petites orgues portatives dont elle ignorait le nom. C’était un mot qu’elle ne possédait pas en elle. Pas plus que le nom de cet instrument qu’ils avaient dans la bouche, comme une guimbarde mais un peu différent. Mais elle adorait la musique, en tout cas. Son battement insistant, sa divine monotonie, le bourdonnement qui passait dans tous ses membres. On aurait dit qu’il cognait sur ses tympans, sur son cœur et la consumait.

Comme dans le vallon, les humains d’ici dansaient. Vieilles femmes, jeunes femmes, hommes, garçons. Même des enfants. Regardez ! Mais ces gens ne peuvent pas faire le Taltos. Retrouver père. Aller…

— Allez, mon ange !

Quelque chose. Une mission à accomplir. Quitter cet endroit. Mais, tant que la musique jouait, impossible d’y réfléchir sérieusement.

Oui, laisse-le te faire tourbillonner. Danser. Elle se mit à rire avec délice. Quel bien-être ! C’était le moment de danser. Père comprendrait sûrement.

 

L'heure des Sorcières
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